Combien de téléspectateurs pour le match Nadal-Djokovic ? Combien pour Roland-Garros ? On avait l’habitude qu’une question si simple amène une réponse nette et précise, habituellement signée « Médiamétrie ». L’arrivée d’Amazon Prime Video parmi les diffuseurs confirme une situation nouvelle : « Plus de trois millions de téléspectateurs pour ce quart de finale ! » lance le directeur général de Prime Vidéo Sport Europe, Alex Green. Mais trois millions de quoi précisément ? De connexions ? De foyers ? D’individus ? De téléspectateurs au total ? en moyenne sur la durée du match ? La même question se pose évidemment pour les amateurs de football qui, selon la mansuétude du diffuseur, doivent se contenter d’informations globalisantes et floues, au mieux données au compte-gouttes.

En ne diffusant que peu ou pas d’information, en se contentant d’indicateurs sommaires, imprécis et parcellaires, en refusant de participer aux mesures référentes, la plateforme trouble et distord le jeu ! Et l’écosystème du sport perd les chiffres robustes, homogènes et transparents qui seuls valorisent les plus beaux événements. La responsabilité incombe aussi à des détenteurs de droits qui n’ont pas nécessairement anticipé l’absence de coopération volontaire de ces nouveaux acteurs.

Ce n’est certes pas l’apanage d’Amazon Prime Video. Le flou est aussi grand par exemple du côté des audiences audio sur AppleMusic ou vidéo sur Netflix. Ainsi, en guise de tout indicateur d’audience, le co-Président de Netflix Ted Sarandos indique, sans contradiction ni vérification possible, que la quatrième saison de Stranger Things a atteint « le seuil d’un milliard d’heures de visionnage dès sa sortie ». On sent bien poindre ici le choix hyper-calibré et sélectif d’un indicateur destiné surtout à impressionner mais qui évidemment ne peut se comparer à rien de connu. Que l’on s’interroge sur le fait que cela signifierait par exemple qu’environ la moitié des 222 millions d’abonnés mondiaux à Netflix auraient très vite consommé les sept épisodes livrés en mai 2022 (9 heures de programme) n’y change rien. Il faut s’en contenter. C’est comme dire qu’il faut deux ans à un cycliste bien entraîné dormant 6 heures par nuit pour aller de la terre à la lune. Cela suggère clairement l’idée d’éloignement de la lune, mais pas beaucoup plus. Et surtout cela ne vous donne pas la distance !

Il faut rappeler que l’écosystème média en France s’est historiquement doté de mesures d’audience parmi les plus complètes et les plus précises au monde : les audiences de la télévision peuvent ainsi être données à la seconde sur près de 200 cibles. A côté de cette ultra-précision, les nouveaux acteurs mettent trop le marché à la diète d’informations, tablant probablement sur la force revendiquée et souvent avérée de leurs offres incontournables pour s’affranchir de toute référence externe, neutre et indépendante et imposer les seuls indicateurs qui les valorisent.

Ce n’est ni équitable ni viable ! Et pas acceptable quand ces acteurs entendent capter une part de revenus publicitaires. La pluralité des offres média nécessite que chacun puisse accéder au financement public ou publicitaire sur la base de performances d’audience objectives, communes et partagées. Il n’y a qu’un seul chronomètre en finale du 100 mètres ! Si chacun s’autopromeut à partir de « bricolages » internes d’indicateurs de performance, plus personne n’y comprendra plus rien et in fine, les observateurs, les annonceurs et les pouvoirs publics perdront toute confiance !  Vouloir imposer une auto-mesure reste un acte de démesure qui aboutit immanquablement à une sous-mesure ! Que chacun prenne ses responsabilités en acceptant et contribuant à une évaluation rigoureuse et équitable des audiences, par un tiers de confiance, neutre et compétent. C’est aussi une question de souveraineté des médias et de clarté pour tous. Le marché Français a toujours été reconnu pour cette transparence. Les nouveaux acteurs internationaux doivent y prendre part : entrez dans l’audience !

Yannick Carriou

Les Echos - 10 août 2022

Image